La loi Veil
Du droit à l’avortement
à la liberté de donner la vie

 

Aimée Gourdol
Secrétaire nationale aux droits des femmes

De crime contre Dieu au Moyen Age, l’avortement est devenu crime contre la Nation sous l’Empire et crime contre la race au début du XXème siècle. Massivement pratiqué malgré les interdictions et la répression, il est devenu légal en 1974 par le vote d’une loi qui, bien que voulue par le Président de la République et émanant du gouvernement, reste connue sous le nom de « loi Veil ».

Fait rare sous la Vème République, il y a trente ans la loi Veil fut votée sous la pression de la rue par une majorité hétéroclite où les députés de gauche ont permis à une Ministre de droite de l’emporter malgré les réticences de son propre camp. Trente ans d’existence de la loi Veil ont permis aux femmes de sortir des affres de l’avortement clandestin et de poser de nouveaux jalons pour une maîtrise plus grande de leur fécondité.

Aujourd’hui, une politique progressiste à l’égard des femmes se doit d’être préventive et sociale : il faut largement promouvoir toutes les formes de contraception pour faire baisser significativement le nombre alarmant de 206 000 avortements annuels ; il faut une politique familiale qui prenne en compte la part croissante et irréversible des femmes à tous les niveaux de l’activité économique.

On connaît le peu d’enthousiasme de nos différents gouvernements dans la prise en compte de cette politique, on peut émettre de sérieux doutes quant à la volonté et à la capacité d’une Europe à 25 de répondre à cet impératif, en témoignent les quelques exemples annexés à ce texte.

 

Un arsenal législatif exclusivement répressif

L’article 317 du code pénal de 1810 punissait de réclusion les femmes s’étant livrées à des manœuvres abortives et condamnait aux travaux forcés les médecins les ayant aidées. La loi du 31 juillet 1920 a fait de la provocation à l’avortement, et non de l’acte lui-même, un délit passible des tribunaux correctionnels. La loi du 27 mars 1923 a, quant à elle, durci les pénalités encourues.

Sous Vichy l’avortement est vu comme « la forme ultime et irrémissible de l’égoïsme féminin », c’est un crime contre la race jugé par le Tribunal d’Etat, les avorteurs sont passibles de lois d’exception et, de fait, la répression s’abat : pour la seule année 1942 trois femmes se voient infliger des peines de travaux forcés ; en 1943 Marie-Louise Giraud, blanchisseuse, faiseuse d’anges, est guillotinée pour l’exemple après un procès expéditif de deux jours.

A la Libération, si les lois de Vichy sont abrogées, la répression ne faiblit pas pour autant, les traumatismes de la guerre et l’inquiétude face à la dénatalité sont très présents dans les esprits.

 

La loi Neuwirth : la contraception, pour répondre au problème de l’avortement

Plusieurs enquêtes menées au tournant des années 1950 – 1960 ont montré que la majorité des femmes qui avortent sont mariées, ont entre 30 et 35 ans ; le cas de la femme seule avortant pour fuir l’opprobre sociale reste marginal ; l’avortement est une pratique fréquemment adoptée par les couples mariés pour supprimer une grossesse non désirée.

En 1966, ces considérations ont conduit Lucien Neuwirth, député UDR, à soumettre à l’Assemblée nationale une proposition de loi tendant à légaliser la contraception. A l’instar des fondateurs du Mouvement Français pour le Planning Familial, il pense que la maîtrise de la fécondité est une réponse au problème de l’avortement. Bien que lourdement amendée la loi sera adoptée le 28 décembre 1967, elle échouera dans son objectif de faire baisser le nombre d’avortements mais constituera pour les femmes un réel progrès.

 

Années 1970, le débat sur l’avortement gagne le terrain politique

Le 27 novembre 1970, le juge Jean-Bernard Grenouilleau fonde le mouvement « Laissez-les vivre » dont le professeur de génétique fondamentale Jérôme Lejeune devient conseiller scientifique.

1970 voit également la naissance du « Mouvement pour la Libération des Femmes » (MLF) qui va exiger le droit à disposer librement de son corps.

Juillet 1971, c’est la création de l’association « Choisir, la cause des femmes » qui se propose de lutter pour la contraception et l’éducation sexuelle, pour l’abrogation de la loi de 1920 et la défense gratuite des personnes inculpées d’avortement.

 

Le Nouvel Observateur du 5 avril 1971 publie le « Manifeste des 343 ». Il s’agit d’une liste de 343 femmes qui déclarent avoir avorté et donc avoir enfreint l’article 317 du code pénal. Parmi elles : Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Gisèle Halimi, Françoise Sagan, Catherine Deneuve, Judith Magre, Delphine Seyrig… et aussi des anonymes. L’objectif affiché de cette action est d’obliger le gouvernement à prendre position.

Les premiers résultats dans l’opinion publique ne tardent pas : en 1970 22 % des Français se déclarent favorables à la légalisation de l’avortement, l’année suivante ils sont 55 % !

Mai 1971, c’est au tour de 252 médecins d’afficher leur désaccord avec le Conseil de l’ordre en se déclarant favorables à la liberté de l’avortement.

 

Les « lois scélérates » en procès

1972 : c’est le procès de Bobigny, on y juge pour avortement une mineure, Marie-Claire Chevalier ainsi que sa mère et trois autres personnes qui l’ont aidée dans son entreprise. De grands témoins comme le professeur Milliez ou le prix Nobel de médecine Jacques Monod sont convoqués à la barre, la mobilisation de la rue est immense… Selon le mot de Gisèle Halimi, Bobigny est le procès des « lois scélérates », il se solde par la relaxe de Marie-Claire, une peine « légère » pour sa mère mais tout de même un an d’emprisonnement pour la personne ayant pratiqué l’avortement.

Après Bobigny, la répression de l’avortement devient de plus en plus difficile pour les pouvoirs publics, et nombreux sont ceux, médecins de renom ou simples militants, qui ne font plus mystère de leur pratique.

 

26 – 29 novembre 1974, un débat historique à l’Assemblée nationale

Les débats sur le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’ouvrent le 26 novembre à 16 heures, malgré une grève de l’ORTF ils sont intégralement retransmis à la télévision. Simone Veil présente son projet comme visant à restaurer l’autorité de l’Etat ; il s’agit pour elle d’une loi de dissuasion pariant, fait nouveau, sur la responsabilité des femmes : « Aucune femme ne recourt de gaîté de cœur à l’avortement » dit‑elle. Le terme de la grossesse ne peut pas dépasser dix semaines, un entretien préalable et délai de réflexion de huit jours sont obligatoires avant tout avortement.

 

En ces hauts lieux de la République laïque, on invoque Dieu et Satan ; Simone Veil fait l’objet des attaques les plus basses ; Jean Foyer présente un amendement qui maintient l’illégalité de l’avortement (il est repoussé par 286 voix contre 178) mais en pleine nuit, à 3h 40 le 29 novembre le projet de loi est adopté par 284 voix contre 189 !

Hormis une seule défection, toute la gauche a voté pour (179 voix), mais seulement 55 UDR sur 174, 26 réformateurs et centristes sur 52, et 17 républicains indépendants sur 65.

Après une navette parlementaire de pure formalité, le Sénat étant majoritairement favorable, le Conseil constitutionnel approuve la loi Veil le 15 janvier 1975, le 17 elle est promulguée au Journal officiel.

 

La mise en application de la loi Veil

Avancée considérable qui soustrait les femmes aux dangers de l’avortement clandestin, la loi Veil n’en reste pas moins d’inspiration libérale (l’avortement n’est pas remboursé par la Sécurité sociale) ; et limitée dans le temps (elle est adoptée pour une période probatoire de cinq ans).

Malgré des difficultés de mise en œuvre (mauvaise volonté des chefs de services alimentée par des décrets d’application qui tardent à paraître), la loi Veil, grâce à la vigilance tenace des féministes, entre dans les mœurs.

Ainsi en 1979, selon un sondage IFOP, 67 % des Français estiment que l’avortement est un droit fondamental et le texte défendu par Monique Pelletier, Ministre déléguée à la condition féminine, est voté sans difficulté majeure ; il assouplit même la loi Veil (délai de réflexion écourté dans les cas où le terme de dix semaines risquerait d’être dépassé, création d’un service d’interruption de grossesse dans tous les établissements hospitaliers).

 

1981 : pour la gauche le remboursement de l’IVG reste problématique

Yvette Roudy, Ministre des droits des femmes, nourrit de grands espoirs et s’engage à présenter rapidement des mesures visant à rembourser l’IVG. Selon un sondage publié par France-Soir, 67 % des Français sont favorables à cette mesure mais, au grand dam des associations féministes, le gouvernement Mauroy recule devant le coût (120 millions de Francs) de cette mesure. Finalement, après de multiples contestations l’IVG sera remboursée non pas sur les fonds propres de la Sécurité sociale mais par le biais d’un collectif budgétaire voté chaque année. Ce n’est qu’en 1979, à la faveur d’un vote bloqué, que le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale sera adopté.

 

Les adversaires de l’IVG ne sont pas restés l’arme au pied

Christine Boutin, figure emblématique de la lutte anti-IVG, s’investit dans le combat bioéthique avec l’espoir (perdu) de faire reconnaître le statut de personne à l’embryon, lequel permettrait de rouvrir le débat sur l’IVG.

En 1988, l’entreprise Roussel-Uclaf qui commercialise le RU 486 (pilule de lendemain) cède aux puissantes associations américaines « pro-life » et arrête la commercialisation du produit. Il faudra toute la détermination du Ministre de la santé Claude Evin, menaçant de lui retirer son brevet d’exploitation, pour que l’entreprise revienne sur sa décision.

Enfin, pour mettre fin aux agissements des militants d’associations intégristes qui venaient prier dans les couloirs des hôpitaux et s’enchaîner dans les salles d’opérations, le 5 décembre 1992 Véronique Neiertz soumet à l’Assemblée nationale un projet créant un délit d’entrave à l’IVG. La loi est rapidement votée, les peines encourues sont de deux mois à trois ans de prison et de 2 000 à 30 000 F d’amende.

 

4 juillet 2001 : la loi Aubry-Guigou

Préparée par Martine Aubry, présentée par Elisabeth Guigou, cette loi allonge le délai de dix à douze semaines, supprime l’autorisation parentale pour les mineures, supprime l’obligation d’un délai de réflexion. Elle est le fruit d’une analyse de la situation sur la base d’un rapport remis à Martine Aubry par le professeur Nisand. Ce rapport constate un accueil des femmes laissant à désirer tant au plan matériel que psychologique (discours moralisateur) ; des structures hospitalières socialement marginalisées (personnel vieillissant du fait du manque de reconnaissance de l’activité : l’acte médical n’a pas été revalorisé pendant treize ans) ; un manque de volonté des établissements publics qui se déchargent sur le privé (En Ile de France, le privé assure près de 50 % des interventions) ; le départ à l’étranger de 5 000 femmes par an (bien qu’une révision de la loi Neuwirth, votée en octobre 2000, permette désormais aux infirmières scolaires de délivrer une contraception d’urgence aux mineures).

Malgré la situation peu satisfaisante décrite dans le rapport Nisand, les décrets d’application de cette loi mettront trois ans à voir le jour !

 

La légalisation de l’avortement : quels enseignements trente ans après ?

Deux remarques s’imposent à leur sujet. D’abord leur cécité face à la réalité sociale : malgré les peines encourues et les risques pour leur santé, voire pour leur vie, les femmes de tous âges, de toutes catégories sociales, mariées ou célibataires, ont toujours avorté.

Ensuite leur erreur majeure face à l’histoire : pour la plupart tenants de la répression, obsédés par une Allemagne où la natalité était plus vigoureuse, ils n’ont cessé d’alerter sur le péril pour la « race » sans se soucier des conditions de vie des femmes, des conditions d’accueil et d’éducation des enfants au sein de la famille et de la société.

Or que constate-t-on aujourd’hui ? Le rapport sur les structures d’âge en France, adopté le 10 mars 2004 par le Conseil économique et social, relève par exemple qu’avec une descendance finale supérieure à 1,95, la France connaît une fécondité proche du renouvellement, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne (descendance finale inférieure à 1,75). Les résultats français, bien qu’insuffisants, ne doivent rien au hasard, ils sont la conséquence d’une politique familiale et de prise en compte de la part croissante prise par les femmes dans l’activité économique, meilleure en France qu’en Allemagne. En Allemagne, 79 % des femmes travaillent avant d’être mères, elles ne sont plus que 19 % après car il n’existe que peu de crèches ou de halte garderies et l’école se termine à 12 ou 13 heures. Preuve, s’il en fallait, que les progrès de la condition féminine font progresser l’ensemble de la société !

Il reste que 350 000 grossesses non désirées se soldent en France par 206 000 avortements annuels. Les chiffres, désespérément stables depuis vingt ans, sont à eux seuls un aveu d’échec de la politique de contraception. Pourtant, faire baisser le nombre des grossesses non désirées, n’est pas un objectif inatteignable à qui veut promouvoir largement toutes les formes de contraception et lutter contre les idées reçues. Seulement voilà, en France, les étudiants en médecine reçoivent en tout deux heures d’information sur la contraception durant leurs études ! Résultat, les préjugés sont légion : nombre de médecins, et parmi eux des gynécologues, refusent l’utilisation du DIU (dispositif intra-utérin) chez les femmes sans enfants, sont réticents à la pose d’implants et demeurent prisonniers des lobbies pharmaceutiques. Ajoutons au tableau le non remboursement des pilules de troisième génération.

Aux Pays-Bas, les délais légaux pour pratiquer une IVG sont très (trop ?) longs (26 semaines), pourtant le taux d’IVG y est le plus faible du monde ! Cette performance ne doit rien au hasard : aux Pays-Bas, les méthodes contraceptives sont largement promues dès l’adolescence et 90 % des femmes de plus de 20 ans disposent d’une contraception efficace, à très bas prix qu’elles ont elles-mêmes choisie.

Si la légalisation de l’avortement arrachée par la pression sociale est incontestablement une libération, l’acte lui-même n’a rien de banal, il reste un choix difficile, un choix entre deux maux. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics d’en faire baisser le nombre.

Les progrès scientifiques permettent désormais un grande maîtrise de la fécondité, le rôle des pouvoirs publics est celui de l’éducation sexuelle, il est d’offrir à chaque femme la connaissance qui lui permettra de choisir la contraception qui lui convient le mieux. La contraception est un problème de santé qui touche toutes les femmes, il convient donc de mener une politique de bas prix rendant accessible, à toutes les femmes, quelque soit leur condition sociale,  l’ensemble des moyens contraceptifs disponibles. Il ne suffit pas de déplorer que 23 % des avortements soient le fait de femmes qui prennent la pilule, il faut y porter remède.

L’avortement ne doit pas occuper, dans la vie des femmes, que la place qui lui revient : celle de dernier recours quand la contraception a échoué ou en cas de violences. Car l’avortement, pas plus que la maternité, n’est une liberté c’est un droit ; le droit pour toute femme de choisir ou non d’être mère.