Que devient l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes quand la croissance est en panne ?

L’économie va mal …

 

Le Premier ministre s’est fixé une ligne de conduite politique : honorer les promesses électorales du Président. Donc l’impôt sur le revenu baisse (- 3 % en 2003). Excès de zèle ? Le taux de rémunération du livret A suit le même mouvement (- 0,75 %).

 

En revanche, sont à la hausse : les transports publics (+ 5 % pour la carte Orange deux zones), les tarifs postaux (+ 4 centimes pour le timbre), le forfait hospitalier (agrémenté du déremboursement de quatre-vingt-quatre médicaments), les cotisations chômage, le prix des cartes bancaires (+ 56 % en deux ans), les loyers (+ 40 % en trois ans dans les grandes agglomérations), les fruits et légumes (la faute au gel en hiver, + 60 % sur les poireaux puis à la canicule de l’été, + 30 % sur les melons), l’assurance auto (+ 6 %). Pardon, la liste est certainement incomplète !

En 2001, à l’occasion du passage à l’Euro, l’Union fédérale des consommateurs (UFC) a enquêté pendant plusieurs mois sur les prix de cinquante-trois produits de consommation courante. En janvier dernier, elle a révélé une hausse de + 13 % en deux ans. Pourtant les européistes de tous bords nous garantissaient la stabilité des prix, nous vantaient des échanges facilités, bref nous annonçaient la monnaie unique, moderne et heureuse !

 

A la hausse également, les licenciements et les plans « sociaux » : Giat, Air Lib, Alstom, Alcatel, Grimaud, Hewlet Packard, Yoplait… Et, dernier avatar de la politique libérale, l’Etat cédant à la pression bruxelloise, se retire quasi-totalement du capital de Bull, assénant un nouveau coup dur à l’entreprise. Comme si la construction et la recherche dans l’industrie informatique pouvaient être le fait de PME ! Comme si les 200 000 chômeurs supplémentaires comptabilisés depuis un an ne suffisaient pas !

La désindustrialisation de la France va bon train !

Et dans ce concert d’atteintes à l’emploi, les services publics ne sont pas en reste : EDF et GDF ont supprimé 8000 postes en deux ans, le contrat de plan signé entre la direction de La Poste et le gouvernement pour la période 2003 – 2007 devrait faire disparaître de 40 000 à 60 000 emplois.

 

Côté stabilité on notera les salaires, et cela pour deux raisons essentielles : 80 % des accords de réduction du temps de travail ont été assortis d’un gel des salaires pendant au moins deux ans ; les syndicats le confirment, la règle (non écrite) veut que 30 % à 40 % des salariés ne touchent pas d’augmentation pendant plusieurs années consécutives.

 

Après cette avalanche de bonnes nouvelles, que dire de la situation des femmes ?

 

… Les femmes, c’est pire !

 

Selon Margaret Maruani**, sociologue, directrice de recherches au CNRS, auditionnée par la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, les femmes sont aujourd’hui présentes à quasi parité (46 %) dans le monde du travail. Cependant, cette présence ne signifie pas, forcément, égalité puisqu’elles constituent  80 % des salariés pauvres (salariés au SMIC, travaillant à temps partiel avec des horaires très éclatés).

 

Margaret Maruani fustige la pratique des bas salaires, surtout quand elle est associée au travail à temps partiel qui est, en France, une création récente (années quatre-vint) : « Aussi, lorsque l’on présente le temps partiel comme une formule pour les femmes, au motif qu’elle leur permettrait de concilier vie professionnelle et vie familiale, je m’insurge. (…) pour avoir enquêté dans la grande distribution  (…) je sais que ces employées viennent souvent travailler deux heures par-ci, par-là, sans avoir leur planning d’une semaine sur l’autre et souvent sans même savoir combien elles vont gagner à la fin du mois. Qu’est-ce qu’une telle formule permet de concilier, sinon bas salaire, précarité et désorganisation de la vie familiale ? »

 

Il est intéressant de relire le programme de Jean-Pierre Chevènement, candidat à l’élection présidentielle de 2002, à la lumière des travaux de Margaret Maruani. Il proposait, notamment, de relever le SMIC de 25 % en cinq ans par le transfert d’une partie des charges sociales vers les salaires. Proposition qui appelle plusieurs remarques.

 

1.      La République, porteuse d’égalité, ne peut pas, ne doit pas, laisser se développer un salariat pauvre et précarisé qui, par le truchement du temps partiel (ou du chômage partiel), gagne moins que le SMIC.

 

2.      Notre République, qui a inscrit dans sa Constitution le principe de parité politique, ne peut pas, ne doit pas, délaisser la parité sociale, il est inadmissible que 80 % des salariés pauvres soient des femmes.

 

3.      La revalorisation du SMIC permettrait, ce n’est pas un moindre avantage, de préférer les revenus du travail aux revenus de substitution.

 

En avril 2003, lors de la conférence sur la famille, le gouvernement, par la voix du ministre Christian Jacob, a annoncé le déblocage d’un milliard d’Euros destinés à la politique familiale. Dans le dispositif gouvernemental, la « prestation d’accueil du jeune enfant » (PAJE) occupe une place privilégiée, elle entrera en vigueur pour tous les enfants nés à partir du 1er janvier 2004 et remplacera les prestations actuelles. Elle comporte un complément « retrait d’activité » : 334 € mensuels pendant trois ans, s’ajoutant à la prestation de base, pour deux enfants et plus. Nouveauté, la même somme pourra être allouée pendant six mois dès le premier enfant. Selon toute vraisemblance, le complément « retrait d’activité », à l’instar de l’actuelle allocation parentale d’éducation (APE), connaîtra hélas, un vif succès, notamment auprès des femmes à faible revenu.

 

Créée en 1985, l’APE s’adressait aux familles de trois enfants et plus. A partir de 1994 elle a été accordée dès le deuxième enfant, son succès a dépassé toutes les prévisions : 330 000 mères en bénéficiaient en 1998. Le taux d’activité des mères d’enfants de moins de trois ans a chuté de 15 points entre 1994 et 1997, passant de 70 % à 55 %(1). Selon Cédric Afsa « Les femmes incitées à se retirer du marché du travail se recrutent en grande partie parmi les chômeuses, qui peuvent d’ailleurs trouver un avantage financier à échanger leur indemnité de chômage contre l’APE. »(2) Cet  échange étant tout aussi avantageux pour les femmes au SMIC à temps partiel, Françoise Battagliola en déduit que « cette prestation apparaît alors nettement pour ce qu’elle est, une incitation au retrait des femmes du marché du travail. »(3)

Mais il est vrai que la catégorie « femme au foyer » est politiquement moins dangereuse que la catégorie « chômeuse » ! Il est vrai aussi que plus de mères au foyer, c’est moins d’investissements pour des équipements sociaux (crèches, maisons de retraite…).

Les femmes, elles, ne retirent que peu d’avantages de ces mesures qui les privent tout d’abord de leur premier instrument de liberté : le travail rémunéré. De plus, l’expérience montre qu’après ces interruptions, elles connaissent les pires difficultés pour retrouver un emploi. En bout de course, on « découvre » que les retraites des femmes sont, en moyenne, inférieures de 42 % à celles des hommes et qu’elles constituent la majorité des personnes vivant du minimum-vieillesse.

 

Mais toutes les femmes ne sont pas au SMIC ou à temps partiel, les autres sont-elles mieux loties ? Là encore, Margaret Maruani dénonce les écarts salariaux inadmissibles, des écarts qui confirment que le principe « à travail égal, salaire égal » reste, pour l’heure, un vœu pieux. « … en isolant deux personnes d’un niveau de formation égal, au sein d’une même catégorie socioprofessionnelle, d’âge égal, d’expérience égale, dans des établissements de même taille, il reste ce que les économistes appellent un « résidu » qui est évalué entre 10 % et 15 %. »

 

Il faut une volonté politique forte pour venir à bout des dérives

 

Pourtant, nous disposons de lois qui devraient venir à bout de ces injustices, mais en vingt ans d’existence, faute d’un dispositif coercitif efficace, la loi Roudy (1983) sur l’égalité professionnelle n’a vu la signature que de trente-quatre plans d’égalité professionnelle.

 

Quant à la loi Génisson, elle a été votée en 2001, appliquée en 2002 pour des négociations annuelles. On manque évidemment de recul pour tirer un bilan précis de son application.

Côté syndical, on accueille plutôt favorablement cette nouvelle loi qui favorise la féminisation des instances élues, fait obligation de négocier sur l’égalité professionnelle dans les branches et les entreprises, établit des indicateurs de comparaison plus pertinents, prévoit l’aménagement de contrats d’égalité.

Cependant, comme Annie Thomas (CFDT), on peut s’inquiéter de la condition des femmes dans les branches entièrement féminisées, là où la situation est souvent la moins bonne.

On peut également s’interroger sur la portée de la loi dans les entreprises où les syndicats sont faibles voire inexistants. Enfin que dire du sort des salariées « isolées » dans cette myriade de petites entreprises familiales qui constitue le tissus économique de nos communes ?

Autre grief, adressé par Marie-France Boutroue (CGT), à la loi Génisson : les indicateurs chiffrés qu’elle préconise sont tout à fait pertinents mais les organisations syndicales rencontrent des difficultés à les prendre en charge du fait de la complexité de leur gestion.

Enfin, et surtout, un peu de pratique syndicale incite à beaucoup de prudence : en 2002 un tiers des établissements de plus de 500 salariés, un tiers des PME de 50 salariés et tout juste 10 % des entreprises de 200 à 500 salariés ont conclu un accord salarial (Journal Marianne no 341 du 3 au 9 novembre 2003). Accord qui pourtant concerne l’ensemble du monde salarié et pas seulement les femmes.

 

Marie-Jo Zimmermann, présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, lors de la présentation à la presse des travaux de la délégation,  regrettait que « les blocages subsistent » et affirmait : « Je ne souhaite pas que, dans trente ans, on soit encore obligé de dire qu'on a fait des lois mais qu'on n'a pas avancé. » (Le Monde du 24 octobre 2003). La présidente de la délégation estime à juste titre : « il n'est plus nécessaire de légiférer, mais de veiller à l'application de la loi dans les entreprises ».

En pareil cas, il convient de se demander pourquoi, depuis vingt ans les choses n’avancent pas ? « La situation économique et les problèmes de l’emploi ont conduit les partenaires sociaux à privilégier d’autres  champs de négociation » nous dit fort justement C. Laret-Bedel(4). Et aussi « Face à la liberté de l’employeur en matière d’embauche, de rémunérations, quelle est la force du principe d’égalité ? »(5) (M.T. Lanquetin)

 

En 2002, le candidat Chevènement déclarait « Concrètement, il faut créer un observatoire national de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et, pour mieux veiller à l’application de la loi, augmenter considérablement les moyens de l’inspection du travail. » Oui, en effet, car sans une volonté politique forte et centralisatrice les « blocages » ont de beaux jours devant eux !

 

L’égalité professionnelle à l’épreuve des réalités économiques

 

On pourrait nous rétorquer que depuis plusieurs décennies la France et l’Europe vivent dans une situation de sous-emploi chronique, de concurrence exacerbée, et qu’en pareille situation, il faut bien trouver des réponses, même si elles ne sont pas politiquement très avouables.

 

Pour ce qui est de la concurrence, il s’agit d’un faux procès car la part salariale n’entre que faiblement dans le montant des richesses produites. Selon Jean-Paul Fitoussi de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) « Depuis le début des années 80, la proportion des salaires dans le revenu national s’est réduite de 10 %. » En quoi le fait de décider d’une augmentation des salaires des femmes serait-il plus périlleux que de baisser l’impôt sur le revenu ? A coup sûr, ce serait plus juste !

 

Quant au sous-emploi chronique, s’il est bien une donnée incontournable de nos économies, force est de constater que nombre de besoins sociaux élémentaires ne sont pas assurés, la  catastrophe sanitaire provoquée par la canicule de l’été dernier l’a tristement mis en évidence. Ceci prouve que la situation de l’emploi, dont découle la richesse du pays, n’est qu’une résultante de choix politiques. D’ailleurs les économistes s’accordent à le dire, les déficits d’aujourd’hui ont pour origine les sous-investissements d’hier : entre 1992 et 2002, la part des investissements dans la dépense publique est passée de 3,7 % à 3 % du PIB.

Nous prenons acte de la fronde salutaire des gouvernements français et allemand qui n’ont pas cédé aux injonctions de la commission de Bruxelles demandant le respect absolu du pacte de stabilité. On souhaiterait, qu’en haut lieu, des voix s’élèvent pour demander que l’on assigne des objectifs autres que la stabilité des prix à la Banque centrale européenne, la relance de l’emploi par exemple.

Jusqu’ici, l’orthodoxie budgétaire imposée par l’Europe a conduit nos divers gouvernements à préférer la vente des bijoux de famille (accord pour l’ouverture du capital d’EDF et de GDF) plutôt que le choix d’une relance économique et malheureusement le point de vue de l’intérêt national n’est toujours pas à l’ordre du jour. Il faut de toute urgence inverser la tendance : c’est de plus d’éducation, plus de recherche, plus de services publics que notre pays à besoin. Ce n’est qu’en se fixant de tels objectifs, des objectifs de croissance économique, qu’il est sérieux d’aborder le problème du sous-emploi, tout autre manière d’envisager l’avenir n’est que capitulation !

 



** A lire :                Margaret Maruani, « Travail et emploi des femmes », La Découverte, Collection Repères
                               Margaret Maruani, « Les mécomptes du chômage », Bayard

(1) Allain et Sédillot « L’effet de l’APE sur l’activité des femmes » Rapport du Conseil d’analyse économique, no 16 La Documentation française, Paris, 1999.

(2) Cédric Afsa , « L’activité féminine à l’épreuve de l’allocation parentale d’éducation », Recherches et prévisions, no 46, 1996.

(3) Françoise Battagliola, « les trajectoires de l’emploi des jeunes mères de famille », Recherches et prévisions, no 52, 1998.

(4) C. Laret-Bedel , « Bilan de l’application de la loi du 13 juillet 1983 relative à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes », 1999.

(5) M. T. Lanquetin, « L’inégalité professionnelle : le droit à l’épreuve des faits », 1998.